Par sa décision n° 2020-888 QPC du 12 mars 2021, le Conseil constitutionnel a déclaré inconstitutionnelles les dispositions de l’article L. 166-4 du Code de l’action sociale et des familles (CASF) portant interdiction générale et absolue, pour le personnel des services d’aide et d’accompagnement à domicile (SAAD), de profiter de dispositions à titre gratuit entre vifs ou testamentaires consenties par les personnes accompagnées et ce, au nom de la protection du droit de propriété.
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1. Les faits
Une personne âgée gratifie par testament son employée de maison du legs d’un appartement.
Après le décès de leur parent, les cousins légataires universels entendent contester ce legs.
2. La procédure
Les cousins saisissent le Tribunal judiciaire d’une demande d’annulation du legs. En effet, l’article L. 166-4 du CASF interdit – de manière aussi formelle que générale – à toute personne physique propriétaire, gestionnaire, administrateur ou employé d’un établissement ou service social ou médico-social (ESSMS) ou d’un service d’aide à domicile agréé, ainsi qu’à tout bénévole ou volontaire agissant en leur son sein ou y exerçant une responsabilité, de profiter de dispositions à titre gratuit entre vifs ou testamentaires faites en sa faveur par une personne prise en charge et ce, précisément pendant la durée de cette prise en charge.
En défense, l’employée de maison gratifiée formule la question prioritaire de constitutionnalité suivante : « L’article L. 116-4 du code de l’action sociale et des familles méconnaît-il les droits et libertés garantis par les articles 2, 4 et 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 ? ».
Pour mémoire :
- l’article 2 de la DDHC protège, comme droits imprescriptibles de l’homme, la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression ;
- l’article 4 affirme le principe selon lequel la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, aucune restriction à cette liberté ne pouvant être déterminée autrement que par la loi ;
- l’article 17 proclame que la propriété est un droit inviolable et sacré dont nul ne peut être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique l’exige évidemment, à condition qu’elle ait été légalement constatée et sous la condition d’une juste et préalable indemnité.
La question posée au juge constitutionnel est donc de savoir si l’interdiction contenue dans le CASF porte ou non atteinte au droit de propriété du disposant, c’est-à-dire de l’auteur du legs.
Le Tribunal judiciaire soumet la question à la Première chambre civile de la Cour de cassation.
Cette dernière l’examine et, constatant qu’elle est recevable, la transmet au Conseil constitutionnel par un arrêt du 18 décembre 2020.
3. La solution
Devant le Conseil constitutionnel, l’employée de maison gratifiée fait valoir que l’article L. 166-4 du CASF interdit aux personnes âgées de gratifier ceux qui leur apportent, contre rémunération, des services à la personne à domicile. Elle considère que cette interdiction, formulée de façon générale, sans prendre en compte leur capacité juridique ou l’existence ou non d’une vulnérabilité particulière, porte atteinte à leur droit de disposer librement de leur patrimoine. Il en résulte donc une méconnaissance du droit de propriété qui justifie l’annulation de la loi non conforme.
Le Conseil constitutionnel est ainsi invité à arbitrer entre l’impératif de protection des personnes vulnérables et la nécessité de faire respecter le droit de propriété dont l’un des attributs (l’abusus) permet au propriétaire d’aliéner son bien comme il l’entend. A cet effet, il rappelle que le législateur est fondé à apporter aux conditions d’exercice du droit de propriété des personnes privées, protégé par l’article 2 de la DDHC, des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l’intérêt général, à condition toutefois qu’il n’en résulte pas d’atteintes disproportionnées au regard de l’objectif poursuivi.
D’une part, il constate que l’article L. 116-4 du CASF limite les personnes âgées, les personnes handicapées ou celles qui ont besoin d’une aide personnelle à leur domicile ou d’une aide à la mobilité, dans leur capacité de disposer librement de leur patrimoine. Or le droit de disposer librement de son patrimoine étant un attribut du droit de propriété, les dispositions contestées portent manifestement atteinte à ce droit.
D’autre part, il considère qu’en instaurant l’interdiction contestée, le législateur a entendu assurer la protection de personnes dont il a estimé que, compte tenu de leur état et dans la mesure où elles doivent recevoir une assistance pour favoriser leur maintien à domicile, elles étaient placées dans une situation particulière de vulnérabilité vis-à-vis du risque de captation d’une partie de leurs biens par ceux qui leur apportaient cette assistance. L’interdiction en cause est donc fondée sur la poursuite d’un but d’intérêt général.
Mais l’interdiction en cause pose toutefois problème. En effet :
- le seul fait que les personnes auxquelles une assistance est apportée soient âgées, handicapées ou dans une autre situation nécessitant cette assistance pour favoriser leur maintien à domicile ne suffit pas à présumer que leur capacité à consentir est altérée ;
- les services à la personne recouvrent une multitude de tâches susceptibles d’être mises en œuvre selon des durées ou des fréquences variables. Le seul fait que ces tâches soient accomplies au domicile et qu’elles contribuent au maintien à domicile ne suffit pas à présumer, dans tous les cas, une situation de vulnérabilité des personnes assistées à l’égard de ceux qui leur apportent cette assistance ;
- l’interdiction a vocation à s’appliquer en toutes situations et ce, même si on a rapporté la preuve de l’absence de vulnérabilité ou de dépendance du donateur à l’égard de la personne qui l’assiste.
Concluant son syllogisme, le Conseil constitutionnel dit pour droit que :
- dans le cas des services d’aide et d’accompagnement à domicile (SAAD), l’interdiction contestée porte au droit de propriété une atteinte disproportionnée par rapport à l’objectif poursuivi et qu’elle doit donc être déclarée contraire à la Constitution, avec effet immédiat à compter de la date de publication de sa décision ;
- cette neutralisation pour inconstitutionnalité de l’article L. 116-4 du CASF à l’égard des SAAD doit s’appliquer à toutes les affaires non jugées définitivement à cette date.
4. L’intérêt de l’arrêt
Cette décision présente plusieurs intérêts majeurs, aussi bien d’un point de vue théorique que pratique.
Tout d’abord, elle consacre l’idée selon laquelle l’atteinte législative à un droit fondamental – ici, le droit de propriété – ne peut être générale et absolue mais qu’elle ne peut produire ses effets qu’au cas par cas, sans présomption irréfragable. Ainsi faut-il considérer :
- qu’une personne, parce qu’elle bénéficie des interventions d’un ESSMS, ne peut, de ce seul fait, être présumée incapable de consentir un don ou un legs ;
- que, dans le cas particulier de l’aide à domicile, la variété des prestations et de leur fréquence est telle qu’elle ne permet pas de présumer que le bénéficiaire est nécessairement vulnérable à l’égard des professionnels qui interviennent ;
- qu’à supposer même qu’une présomption de vulnérabilité puisse être envisagée, la loi ne doit pas empêcher les intéressés de pouvoir rapporter la preuve contraire s’ils le souhaitent.
Ensuite, le juge constitutionnel exprime un pragmatisme certain puisqu’il s’attache exclusivement aux circonstances qui ont justifié sa saisine. En effet, cette décision ne vaut que dans le cas des services d’aide et d’accompagnement à domicile (SAAD) – et par analogie complète, au personnel de service à domicile employé par les particuliers. C’est pourquoi il est permis de penser que l’inconstitutionnalité déclarée ici n’a pas nécessairement vocation à être généralisée à l’ensemble des catégories d’ESSMS. On pourrait par exemple supposer, en fonction des publics concernés et des prestations délivrées, qu’à l’égard des maisons d’accueil spécialisées (MAS), le même raisonnement pourrait aboutir à la solution contraire, à savoir une confirmation de la constitutionnalité de la restriction apportée par l’article L. 116-4 du CASF au libre exercice du droit de propriété. En effet, les résidents de MAS sont, du fait de leur situation de polyhandicap qui s’accompagne d’une protection juridique sous forme de tutelle, dans l’incapacité juridique mais aussi concrète de formuler un consentement, soit à raison de déficiences cognitives, soit du fait d’une impossibilité de s’exprimer.
Enfin, cette décision du Conseil constitutionnel, par la clarté de sa motivation, constitue sans doute un exemple topique de ce que peut être une contestation fructueuse de l’atteinte au droit de propriété. De l’aveu même de la juridiction suprême, dans une note d’information interne aux services du Conseil constitutionnel,“on peut dire du droit de propriété qu’il est un droit “artichaut” : “même si on lui retire une série d’attributs, il reste lui-même ; sauf si l’on touche au coeur, auquel cas il disparaît”. Le coeur n’est touché qu’au cas d’expropriation, de dépossession pure et simple (…) ou en cas de limitations ayant un caractère de gravité telle que le sens et la portée du droit de propriété s’en trouvent dénaturés. (…) Dans les autres cas, la loi ne porte que de simples atteintes, qui “effeuillent” le droit de propriété sans le remettre en cause”. Cette analyse prend un relief particulier dans le secteur social et médico-social car le Livre III du CASF recèle des dispositions législatives qui portent de telles atteintes, par exemple en matière de reprise des résultats ou encore de transfert d’un certain nombre de sommes et/ou de biens en cas de transfert d’autorisation d’un ESSMS après sa fermeture administrative. Cela est d’autant plus intéressant que la loi n° 2002-2 du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale n’avait, à l’époque, fait l’objet d’aucun contrôle a priori du Conseil constitutionnel. Dès lors, à l’occasion d’un contentieux intéressant un organisme gestionnaire ou un ESSMS, l’inconstitutionnalité de certaines dispositions du Livre III du CASF pourrait tout à fait être invoquée.
Au plan pratique, cette décision devrait obliger les gestionnaires de SAAD – mais par quel moyen ? – à renforcer une vigilance éthique sur l’activité et l’intégrité des professionnels intervenant à domicile car le risque d’un abus de la vulnérabilité des bénéficiaires demeure bien réel. Sur ce point, il est possible, au vu de la motivation adoptée par le juge constitutionnel, de présumer que toute personne recourant aux services d’un SAAD pourrait consentir une libéralité à un intervenant dès lors qu’elle ne ferait pas l’objet d’une mesure de protection judiciaire des majeurs. Ce qui ne manque pas de poser une autre question : les professionnels ont-ils l’obligation de veiller à ce que les personnes qu’ils accompagnent bénéficient, compte de leur capacité réelle à consentir, d’une mesure judiciaire adaptée ? Ils disposent à cet égard d’un certain nombre d’éléments de référence pour répondre à cette interrogation :
- le droit applicable (article L. 311-3 du CASF, Charte des droits et libertés de la personne accueillie) ;
- l’état de l’art en matière d’interventions sociales (voir par exemple le “référentiel de compétences interprofessionnelles en soins et services sociaux aux aînés et à leurs proches aidants” de l’Université de Montréal, compétence n° 8.1.1, p. 38) ;
- les recommandations de bonnes pratiques professionnelles (RBPP) de l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ANESM) et de la Haute autorité de santé HAS) ;
- les éléments de définition de la notion de maltraitance dans son sens large (Conseil de l’Europe, 1987 : “tout acte ou omission commis par une personne s’il porte atteinte à la vie, à l’intégrité corporelle ou psychique ou à la liberté d’une autre personne, ou compromet gravement le développement de sa personnalité et/ou nuit à sa sécurité financière”) ;
Ces repères juridiques et professionnels doivent à tout le moins les conduire à informer les personnes sur leurs droits et, en particulier, les alerter sur les mesures de protection judiciaire dont elles peuvent avoir besoin.
De telles considérations illustrent bien le fait que, pour le juriste intéressé par les activités sociales et médico-sociales, une bonne connaissance des droits fondamentaux constitutionnellement protégés s’impose plus que jamais.