PRISE EN CHARGE : l’interdiction des pratiques dégradant la qualité est un objectif législatif implicite en droit de la santé

Juil 7, 2022Droit des associations et des ESMS, Droit public, Tarification

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Le 3 juin 2022, le Conseil constitutionnel a décidé qu’une loi peut déroger au principe d’égalité des citoyens devant la loi lorsqu’elle crée une restriction dont l’objet est de prévenir des pratiques intensives de soins de nature à porter atteinte à leur qualité. Une décision qui intéresse les opérateurs de santé en général mais aussi le secteur social et médico-social en particulier, pour des raisons qui lui sont propres.

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1. La genèse et le contenu de la QPC

À l’occasion d’un contentieux devant le juge civil, une Association gestionnaire de centres de santé dentaires pose une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) visant la neutralisation de l’article L. 6323-1-9, alinéa 2 du Code de la santé publique (CSP). Ce texte dispose que les centres de santé n’ont pas le droit de faire de la publicité. La Cour de cassation, juridiction de filtrage des QPC en matière civile, reconnaît l’intérêt et la nouveauté de cette question et la transmet au juge constitutionnel.

Pour justifier sa demande, l’Association fait valoir deux arguments :

  • l’article incriminé, en interdisant toute forme de publicité en faveur des centres de santé, institue une différence de traitement injustifiée à l’égard de certains professionnels de santé dispensant des soins analogues ;
  • le caractère général et absolu de l’interdiction porte une atteinte disproportionnée à la liberté d’entreprendre.

2. Le jugement de la QPC

Le Conseil constitutionnel rappelle d’abord, au visa de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC), qu’une loi peut déroger au principe d’égalité des citoyens devant la loi :

  • soit pour régler de façon différente des situations différentes,
  • soit pour des raisons d’intérêt général.

Mais dans les deux cas, une condition doit être respectée : la différence de traitement instituée doit être en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’a établie.

Ce principe étant rappelé, les Sages rappellent les missions et conditions d’exercice légales des centres de santé en matière d’information du public :

  • les missions : dispenser des soins de premier recours voire second recours et pratiquer des activités de prévention, de diagnostic et de soins ;
  • les conditions d’information du public : informer sur leur localisation, leurs activités et actions de santé publique ou sociales, leurs modalités et conditions d’accès aux soins, le statut de leur gestionnaire.

Le juge constitutionnel constate ensuite que l’interdiction faite aux centres de santé de se livrer à toute forme de publicité crée bien une différence de traitement à l’égard des professionnels de santé qui ne sont pas soumis à une telle interdiction. L’inégalité de traitement est donc caractérisée, reste à voir si elle peut être admise ou non.

Les juges de la rue Montpensier recherchent si la loi critiquée traite de manière différente des situations différentes ou bien si elle répond à un motif d’intérêt général. Ils identifient le second cas de figure :

  • les centres de santé sont ouverts à toutes les personnes sollicitant une prise en charge médicale relevant de la compétence des professionnels qui y exercent ;
  • ils pratiquent le mécanisme du tiers payant et ne facturent pas de dépassements d’honoraires ;
  • ces conditions sont susceptibles de constituer un avantage concurrentiel par rapport aux professionnels de santé ;
  • or, les centres de santé peuvent être gérés par un organisme lucratif ;
  • de sorte que permettre la publicité reviendrait à encourir le risque que les centres de santé développent une pratique intensive de soins, contraire à leur mission et de nature à porter atteinte à la qualité des soins dispensés.

Reste à vérifier que la rupture du principe d’égalité critiquée par l’Association requérante est bien en rapport avec la loi qui l’a établie. Sur ce point, le Conseil constitutionnel considère que, dans la mesure où l’interdiction de la publicité en faveur des centres de santé contribue à prévenir la pratique intensive de soins et donc la qualité, ce rapport est avéré.

Il n’y a donc pas eu violation du principe d’égalité devant la loi.

Par ailleurs, le Conseil constitutionnel se contente d’affirmer que l’interdiction de toute publicité ne méconnaît pas non plus la liberté d’entreprendre, ni aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit.

La QPC est donc rejetée.

3. L’intérêt de la QPC

3.1. Pour les prestataires de santé en général

Au premier abord, l’intérêt de cette décision pourrait ne pas paraître évident pour les professionnels du secteur social et médico-social.

En effet, elle concerne les centres de santé qui sont des institutions sanitaires. Mais de ce point de vue déjà, l’analyse du raisonnement du Conseil constitutionnel est éclairante. Le critère qui fonde la décision est celui d’un risque de pratique intensive des soins, de nature à dégrader la qualité de la réponse aux besoins des usagers du système de santé. Ce risque est avéré, aux yeux du juge constitutionnel, parce que les centres de santé proposent des conditions matérielles (pas de dépassement d’honoraires, tiers payant) potentiellement plus intéressantes que celles que pratiquent les professionnels de santé. Mais cette raison ne se suffit pas à elle-même : ce qui entre également en jeu, c’est que les centres de santé peuvent être gérés par des organismes lucratifs.

Or, un tel raisonnement ne résiste pas à l’analyse :

  • en principe, le Code de déontologie des chirurgiens-dentistes interdit que la chirurgie dentaire soit exercée comme un commerce. Cependant, la DGCCRF relève régulièrement l’existence de pratiques commerciales trompeuses de la part des dentistes, notamment du fait de l’opacité des prix des prothèses dentaires. De fait, la chirurgie dentaire en ville est bien exercée à but lucratif par les praticiens de ville. Par ailleurs, aux termes de l’article L. 6323-1-4 du CSP, les centres de santé ne peuvent distribuer de bénéfices mais doivent affecter leur excédent d’exploitation soit en réserve, soit en investissement au profit du centre de santé concerné ou d’un ou plusieurs autres centres de santé ou d’une autre structure à but non lucratif, gérés par le même organisme gestionnaire. Dès lors, l’argument tiré de ce que les centres de santé peuvent être gérés par des organismes gestionnaires privés lucratifs, enclins au développement de leur chiffre d’affaires et de leurs bénéfices, est infondé ;
  • par ailleurs, depuis le 1er janvier 2017, les chirurgiens-dentistes peuvent, s’ils le souhaitent, proposer le tiers payant aux assurés sociaux et, par ailleurs, rien ne les oblige à être conventionnés en secteur 2 (dépassement d’honoraires). Dès lors, l’argument tiré d’une distorsion de concurrence avec les centres de santé est également infondé ;
  • enfin, les chirurgiens-dentistes – comme tous les autres professionnels de santé – sont susceptibles d’adopter des pratiques intensives de soins, pour accroître le nombre des actes qu’ils facturent à l’assurance maladie. C’est pourquoi cette dernière dispose d’un échelon de contrôle médical dont la mission est de repérer puis de faire sanctionner pénalement, conventionnellement et ordinalement les comportements frauduleux ou attentatoires à la qualité des soins. Dès lors, l’argument selon lequel les centres de santé dentaires seraient davantage enclins à adopter des pratiques intensives de soins que les chirurgiens-dentistes est infondé.

La décision commentée ici paraît donc bien fragile intellectuellement comme juridiquement.

3.2. Pour le secteur social et médico-social

Mais au-delà, cette décision présente un intérêt particulier pour le secteur social et médico-social. En effet, dans l’exemple ci-dessus, la loi n’indiquait à aucun moment que l’activité dût être réalisée en évitant les pratiques intensives de soins et, pourtant, le Conseil constitutionnel a identifié cet objectif législatif – pour le moins implicite. Pourrait-il alors procéder à une interprétation analogue à l’égard du Livre III du Code de l’action sociale et des familles (CASF) ?

La question est d’importante et n’a rien de fantaisiste. La mise en oeuvre promise des nomenclatures SERAFIN-PH imposera au secteur un dispositif de tarification à l’activité (T2A) tout à fait comparable à celui des établissement sanitaires. Or, on voit bien que ce modèle économique conduit à une accélération de l’activité pour multiplier le nombre d’activités facturées, accélération accrue par un rationnement des ressources financières que les acteurs essaient de compenser comme ils peuvent. En bout de course, parce que les établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESSMS) seront obligés de jouer sur le prix de revient et le nombre des prestations, ce sont les personnes accueillies ou accompagnées qui paieront le prix fort en subissant une dégradation inéluctable de la qualité.

Quand on constate à quel point le raisonnement du Conseil constitutionnel à pu être évanescent ici, rien n’interdit d’imaginer qu’un organisme gestionnaire puisse un jour contester la réforme de la tarification au motif qu’elle favorise une pratique intensive – synonyme de dégradation de la qualité des prestations – qui est contraire à l’esprit de la loi.

C. Constit., 3 juin 2022, Association pour le développement de l’accès aux soins dentaires, n° 2022-998 QPC

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