Dans le numéro 254 de janvier 2021 de son bulletin “Questions d’économie de la santé”, l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (IRDES) publie une étude “Les privations de liberté en raison d’un handicap : causes, freins et leviers” qui met en cause les établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESSMS) français, ces derniers étant suspectés de pratiquer des restrictions de la liberté d’aller et de venir des personnes en situation de handicap.
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Les auteurs de cette étude sont :
- Magali COLDEFY, géographe ;
- Marieke PODEVIN, économiste de la santé ;
- Stéphanie WOOLEY, militante associative ;
- Maria GOMEZ, chercheuse associée au Centre de droit et politique du handicap de l’Université de GALWAY (Irlande).
L’étude considère que certaines situations d’hébergement des personnes en situation de handicap dans le secteur social et médico-social sont susceptibles de constituer des privations de liberté spécifiques au handicap, contraires comme telles à l’article 14 de la Convention relative aux droits des personnes handicapées de l’organisation des Nations unies (ONU). Pour mémoire, ce texte dispose :
“1. Les États Parties veillent à ce que les personnes handicapées, sur la base de l’égalité avec les autres :
a) jouissent du droit à la liberté et à la sûreté de leur personne ;
b) ne soient pas privées de leur liberté de façon illégale ou arbitraire ; ils veillent en outre à ce que toute privation de liberté soit conforme à la loi et à ce qu’en aucun cas l’existence d’un handicap ne justifie une privation de liberté.
2. Les États Parties veillent à ce que les personnes handicapées, si elles sont privées de leur liberté à l’issue d’une quelconque procédure, aient droit, sur la base de l’égalité avec les autres, aux garanties prévues par le droit international des droits de l’homme et soient traitées conformément aux buts et principes de la présente Convention, y compris en bénéficiant d’aménagements raisonnables.”
À partir de la réalisation d’entretiens et d’une revue de la littérature, le travail a pour objet de mieux comprendre les causes de ces situations et les moyens de les éviter.
Il faut préciser que cette étude s’inscrit dans le cadre d’une recherche internationale piloté par le Centre de droit et politique du handicap de l’Université de GALWAY sur la période 2018-2019. Pour ce qui concerne la France, ont été enquêtées 19 personnes concernées par le handicap psychique ou des troubles comportementaux tels que l’autisme ou les troubles envahissants du développement (TED), représentant sept catégories de partes prenantes :
- la Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté (CGLPL) ;
- 2 décideurs politiques ;
- 2 directeurs d’établissement ;
- 2 représentants d’associations d’usagers ;
- 2 professionnels de santé ;
- 3 familles de personnes handicapées ;
- 7 personnes en situation de handicap ayant fait l’expérience de privations de liberté.
Enfin, il faut préciser que le rapport complet issu de ce projet de recherche a alimenté le rapport 2019 de l’ONU sur le droit des personnes handicapées :
Si l’intérêt de cette étude est manifeste, dans la mesure où elle a le mérite de poser clairement la question des restrictions de liberté dans les établissements, pour autant des faiblesses méthodologiques grossières ne peuvent manquer d’être relevées :
- l’échantillon des personnes auditionnées est manifestement insuffisant et non représentatif ;
- aucun juriste spécialisé du secteur social et médico-social n’a été interviewé ;
- la revue de littérature ne contient aucune publication juridique ni aucune référence aux recommandations de bonnes pratiques professionnelles de l’Agence nationale pour l’évaluation et la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ANESM) et de la Haute autorité de santé (HAS).
Il est donc surprenant qu’une telle publication – qui émane certes d’une institution publique de recherche mais qui n’a manifestement aucune valeur scientifique – ait pu être prise au sérieux par l’ONU.
Le thème traité, s’il a évidemment une nature éthique, est d’abord éminemment juridique. En effet, aucune disposition législative ou règlementaire applicable en France au secteur des personnes handicapées (PH) adultes n’autorise la pratique de restrictions de la liberté d’aller et de venir. Le seul texte en la matière est l’article L. 3222-5-1 du Code de la santé publique (CSP) mais il ne s’applique qu’aux services d’hospitalisation psychiatrique sans consentement.
Pourtant, il est des cas dans lesquels le recours à des restrictions temporaires de la liberté d’aller et venir est nécessaire en pratique, lorsque la personne accueillie :
- se met en danger ;
- adopte un comportement auto ou hétéro agressif.
Lors des débats parlementaires sur la loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé (MSS), nous avions proposé à un honorable parlementaire de déposer un amendement sur cette question cruciale, amendement soumis au débat au Sénat le 18 septembre 2015. L’objet de cet amendement était d’étendre aux personnes accueillies en ESSMS PH et personnes âgées (PA) concernées par une mesure restrictive les mêmes garanties et la même traçabilité que celles prévues pour le secteur psychiatrique :
«Le présent article [L. 3222-5-1 du CSP] est applicable aux établissements et services sociaux et médico-sociaux relevant des 2° , 6° , 7° et 12° de l’article L. 312-1 du code de l’action sociale et des familles ; en ce cas, les prérogatives reconnues à un psychiatre le sont au médecin qui a prescrit le placement en chambre d’isolement ou la mesure de contention, sauf si l’usager concerné est en situation de handicap psychique. Le rapport annuel prescrit est transmis pour avis au conseil de la vie sociale ainsi qu’au conseil d’administration de l’organisme gestionnaire.
Objet
Certains établissements et services sociaux et médico-sociaux sont parfois appelés, en fonction de l’état de santé des personnes accueillies, à devoir recourir temporairement à leur placement en chambre d’isolement ou à leur contention.
La conférence de consensus ANES-FHF des 24-25 novembre 2004 relative à la liberté d’aller et venir dans les établissements sanitaires et médico-sociaux comme la recommandation de l’ANAES « Evaluation des pratiques professionnelles dans les établissements de santé : limiter les risques de la contention physique de la personne âgée » d’octobre 2002 ont démontré l’analogie de problématique qui peut exister, en la matière, entre le secteur sanitaire et le secteur médico-social.
Compte tenu du caractère éminemment attentatoire de ces pratiques aux droits des personnes, il est indispensable qu’un encadrement législatif soit fourni aux professionnels. Ainsi l’institution d’un tel régime au profit des établissements de santé autorisés en psychiatrie fournit-elle l’occasion d’une initiative de même nature en direction de celles des catégories d’établissements et services médicosociaux qui peuvent effectivement concernées, notamment pour protéger un usager de tentatives auto-agressives.»
Mais cet amendement a été rejeté, sur avis défavorables du rapporteur de la commission des affaires sociale et du ministre de la santé. Voici le texte intégral du débat en séance publique le 18 septembre 2015 :
«L’amendement n° 85 rectifié, présenté par MM. COMMEINHES, CALVET, CHARON et HOUEL et Mmes MELOT et DEROMEDI, est ainsi libellé :
Après l’alinéa 4
Insérer un alinéa ainsi rédigé :
« Le présent article est applicable aux établissements et services sociaux et médico-sociaux relevant des 2°, 6°, 7° et 12° de l’article L. 312-1 du code de l’action sociale et des familles ; en ce cas, les prérogatives reconnues à un psychiatre le sont au médecin qui a prescrit le placement en chambre d’isolement ou la mesure de contention, sauf si l’usager concerné est en situation de handicap psychique. Le rapport annuel prescrit est transmis pour avis au conseil de la vie sociale ainsi qu’au conseil d’administration de l’organisme gestionnaire.
La parole est à Mme Jacky DEROMEDI.
Mme Jacky DEROMEDI. Certains établissements et services sociaux et médico-sociaux sont parfois appelés, en fonction de l’état de santé des personnes accueillies, à devoir recourir temporairement à leur placement en chambre d’isolement ou à leur contention.
La conférence de consensus ANAES-Fédération hospitalière de France des 24 et 25 novembre 2004 relative à la liberté d’aller et venir dans les établissements sanitaires et médico-sociaux tout comme la recommandation de l’ANAES intitulée : « Évaluation des pratiques professionnelles dans les établissements de santé : limiter les risques de la contention physique de la personne âgée », ont démontré l’analogie de problématique qui peut exister en la matière entre le secteur sanitaire et le secteur médico-social.
Compte tenu du caractère éminemment attentatoire de ces pratiques aux droits des personnes, il est indispensable qu’un encadrement législatif soit fourni aux professionnels. Ainsi l’institution d’un tel régime au profit des établissements de santé autorisés en psychiatrie fournit-elle l’occasion d’une initiative de même nature en direction de celles des catégories d’établissements et services médico-sociaux qui peuvent effectivement être concernées, notamment pour protéger un usager de tentatives auto-agressives.
M. le président. Quel est l’avis de la commission ?
M. Alain MILON, corapporteur. Les mesures d’admission en chambre d’isolement et la contention ne peuvent être pratiquées, et c’est heureux, que dans des établissements de santé autorisés en psychiatrie et désignés par l’ARS pour assurer des soins psychiatriques sans consentement. Ces mesures ne peuvent être déclenchées que par une prescription d’un psychiatre, et pour une durée limitée. Cet encadrement juridique ne saurait être transposé tel quel, comme vous le souhaitez, ma chère collègue, au secteur médico-social pour la prise en charge de personnes handicapées ou de personnes âgées.
Pour toutes ces raisons, la commission est extrêmement défavorable à cet amendement.
M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?
Mme Marisol TOURAINE, ministre. Même avis !
M. le président. La parole est à Mme Jacky DEROMEDI, pour explication de vote.
Mme Jacky DEROMEDI. J’ai pu moi-même constater que des personnes subissant des traitements à domicile, par exemple pour traiter la maladie d’Alzheimer, subissaient des mesures de contention en étant parfois attachées.
Cela étant, je retire l’amendement, monsieur le président.
M. le président. L’amendement n° 85 rectifié est retiré. »
Il est clair, au vu de ces débats, que le gouvernement préfère ignorer la réalité des situations de danger ou de risque d’auto ou d’hétéro agressivité et feindre de croire que le recours à des mesures restrictives n’a tout simplement pas lieu d’être dans le secteur social et médico-social.
Pourtant, par la suite, l’ANESM a adopté deux recommandations de bonnes pratiques professionnelles (RBPP) sur la prise en compte de tels « comportements problèmes » dans les ESSMS PH :
- en juillet 2016 : « les « comportements-problèmes » au sein des établissements et services accueillant des enfants et adultes handicapés : prévention et réponses » ;
- en décembre 2016 : « les espaces de calme-retrait et d’apaisement ».
Ces RBPP envisagent explicitement le cas des comportements dangereux et prévoient le placement temporaire des personnes accueillies concernées dans un espace de réclusion sous surveillance.
Pour ce qui concerne les établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), afin de donner un cadre juridique aux pratiques restrictives appliquées aux résidents atteints de la maladie d’Alzheimer ou de troubles apparentés, la loi ASV a inséré dans le Code de l’action sociale et des familles (CASF) un article L. 311-4-1 qui autorise, à condition d’avoir été préalablement contractualisé par avenant au contrat de séjour, le recours à des restrictions de la liberté d’aller et de venir. Des textes règlementaires d’application ont été pris pour déterminer les modalités de cette organisation contractuelle, une annexe 3-9-1 du CASF déterminant un modèle d’avenant ainsi que le contenu d’une notice d’information obligatoire.
Dans le champ des EHPAD, la jurisprudence judiciaire n’a pas de position claire sur l’arbitrage entre l’obligation de sécurité de l’établissement et la liberté d’aller et de venir dans des cas de décès de résidents « déambulateurs » qui étaient sortis de l’établissement (ce qu’on appelle improprement une « fugue ») :
- dans certains cas, elle estime que la mise en place de conditions quasi carcérales est normale et que les professionnels n’ont pas commis de faute en imposant les restrictions :
Cour d’appel de VERSAILLES, 3ème Ch., 17 décembre 1999, Consorts Bousquet c/ SNC Ezalec, n° 3029/97 (validation, par le juge, de la clôture de l’emprise par un grillage, de la fermeture des portes à clé, de la réalisation de rondes toutes les 2 heures) ;
- dans d’autres cas, postérieurs à la loi 2002-2, la valeur absolue de la liberté d’aller et venir a été consacrée :
Cour d’appel de TOULOUSE, 3ème Ch., 1ère section, 26 juin 2007, n° 371
Cet état du droit est ignoré par le CGLPL qui, dès 2012, a revendiqué la possibilité de pouvoir inspecter les EHPAD.
Enfin, que l’on parle de personnes juridiquement capables ou non, les informations leur sont clairement données – ou par leur tuteur – par les établissements en vertu de l’article L. 311-3 du CASF et de l’article 8 de la Charte des droits et libertés de la personne accueillie (qui a une valeur règlementaire) :
- à l’occasion de la procédure d’admission en établissement,
- par la possibilité de désigner une personne de confiance,
- dans le règlement de fonctionnement de l’établissement,
- dans le contrat de séjour ou le document individuel de prise en charge,
ce qui permet de contredire l’allégation selon laquelle des restrictions de la liberté d’aller et venir seraient pratiquées sans information préalable des personnes accueillies.
En résumé, la question du respect de la liberté d’aller et venir dans les ESSMS est tout à fait pertinente. Le besoin concret des professionnels de recourir, dans certains cas exceptionnels et exclusivement dans l’intérêt des personnes accueilies, à des restrictions temporaires de la liberté d’aller et de venir est avéré (comme le confirment les RBPP de l’ANESM/HAS) mais le gouvernement refuse, par principe, de leur fournir un encadrement juridique adapté.
Dès lors, on ne saurait reprocher aux établissements d’être à l’origine des difficultés rencontrées, dont l’État doit assumer l’entière responsabilité. En effet, ce dernier est seul comptable du respect de la convention de l’ONU : elle n’engage que les Etats membres et ne produit aucun effet direct à l’égard des organismes gestionnaires d’ESSMS.