Par une ordonnance du 3 mars 2021, le juge des référés du Conseil d’Etat, statuant en matière de référé-liberté, a suspendu la consigne donnée par le ministre des solidarités et de la santé d’interdire la sortie des résidents d’établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD).
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1. Les faits
Dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, le ministre des solidarités et de la santé édicte des recommandations :
- des 19 et 24 janvier 2021 portant adaptation des mesures de protection dans les établissements médico-sociaux et unités de soins de longue durée (USLD) accueillant des personnes à risque face à la propagation de nouvelles variantes du SARS-COV-2 ;
- du 28 janvier 2021 portant adaptation des mesures de protection dans les établissements médico-sociaux et dans les USLD accueillant des personnes âgéeset dans les USLD face à la propagation de nouvelles variantes du SARS-COV-2.
Ces recommandations mentionnent notamment l’interdiction de laisser les résidents d’EHPAD sortir de l’établissement, qu’ils soient ou non vaccinés.
2. La procédure
Les enfants d’une résidente saisissent le Conseil d’Etat d’un référé-liberté pour faire suspendre cette interdiction de sortie, considérant que, sur ce point, les recommandations ministérielles portent indûment atteinte à une liberté fondamentale. A l’appui de leur demande, ils font valoir que :
- leur requête est recevable parce que les recommandations ministérielles en cause ont un caractère impératif ;
- l’urgence à statuer est caractérisée, pour deux raisons. D’abord, la restriction de la liberté d’aller venir des résidents nuit considérablement à leur état de santé psychologique et physique et la réalisation de visites par leurs proches n’est pas suffisante pour compenser cette dégradation. Ensuite, les recommandations critiquées édictent un véritable enfermement pratiqué de manière indifférenciée à tous les résidents qu’ils soient ou non vaccinés, alors même que cela n’est pas justifié par la situation sanitaire actuelle ;
- ces recommandations constituent une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’aller et venir ;
- cette illégalité est établie à deux titres. En premier lieu, elles interdisent de manière générale et absolue toute sortie des résidents d’EHPAD sans distinguer selon qu’ils sont vaccinés ou non, alors même que les vaccins administrés dans les EHPAD sont pleinement efficaces à l’encontre du variant anglais et font obstacle au développement de toute forme grave de CoViD-19, y compris celle du variant sud-africain. En second lieu, l’interdiction prononcée n’est ni nécessaire ni adaptée ni proportionnée aux exigences actuelles de la lutte contre l’épidémie. En effet, au 13 février 2021, plus de 78,8 % des résidents ont reçu leur première injection, celle-ci étant suffisante lorsqu’ils ont préalablement été infectés par le virus.
Le ministre des solidarités de la santé produit un mémoire en défense soutenant qu’il n’y a ni urgence à statuer ni atteinte portée à une liberté fondamentale.
Afin de démontrer l’absence d’atteinte illégale à une liberté fondamentale d’abord, il donne trois justifications :
- des études récentes invitent à la prudence quant à l’absence de contagiosité des personnes vaccinées ;
- il n’est pas scientifiquement certain que l’immunité conférée par la vaccination en cours soit efficace sur les variants du virus ;
- des foyers de contamination ont été identifiés dans certains EHPAD alors même que la campagne de vaccination avait eu lieu en leur sein.
Pour contester ensuite l’existence d’une urgence au cas d’espèce, le ministre fait valoir qu’il a saisi le Haut conseil de la santé publique (HCSP) le 18 février 2021 d’une demande d’avis portant en particulier sur la possibilité et les modalités éventuelles de sortie des résidents d’EHPAD vaccinés.
Le premier ministre, invité à présenter des observations, s’en abstient.
3. La solution
Dans un premier temps, le juge des référés du Conseil d’État rappelle le régime juridique applicable, à savoir :
- les textes législatifs et réglementaires relatifs à l’état d’urgence sanitaire et, notamment, les actes de gouvernement pris pour le traitement de la crise épidémique ;
- l’article L. 311–3 du Code de l’action sociale des familles (CASF) qui dispose que la liberté d’aller et venir des usagers des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESSMS) doit être respectée par les professionnels de ces établissements.
Ayant rappelé cela, le juge considère d’abord que si la responsabilité d’assurer la sécurité sanitaire des résidents incombe aux organismes gestionnaires d’EHPAD, pour autant les restrictions de la liberté d’aller et venir des résidents sont bien le fait de l’autorité sanitaire. Ainsi y a-t-il lieu de retenir que ce sont bien les trois fiches de recommandations incriminées qui portent une atteinte illégale à cette liberté fondamentale.
Poursuivant son raisonnement, la juridiction des référés prend acte des décisions gouvernementales relatives à la campagne vaccinale, observant que les premiers publics prioritaires pour la vaccination sont les résidents d’EHPAD et les professionnels qui les accompagnent.
Dans un troisième temps, le magistrat du Conseil d’État prend en compte l’état d’avancement de la campagne vaccinale au mois de mars 2021. À ce moment, plus de 80 % des résidents ont été vaccinés ainsi que 43 % des personnels. Par ailleurs, plus de 50 % des résidents et 23 % des personnels ont reçu la deuxième dose de vaccin. Or les premières observations conduisent à constater que la vaccination a pour conséquence une diminution du nombre de cas de malades en EHPAD.
Puis il relève que la Haute autorité de santé (HAS), dans un avis du 23 janvier 2021, présente comme une connaissance scientifique acquise « la réponse immunologique satisfaisante et une efficacité vaccinale similaire à celle retrouvée chez les personnes les plus jeunes” chez les personnes les plus âgées pour les deux vaccins à ARN messager en cours d’utilisation.
Enfin, il rappelle que, selon le site Internet du ministère, « les vaccins permettent de prévenir lors d’une contamination le développement d’une forme grave de la maladie » et les cas de nouvelle contamination dans quelques établissements ne concerneraient en réalité que des personnes n’y a reçu qu’une seule dose de vaccin.
À partir de ces éléments, le juge des référés est en mesure de dire pour droit que l’interdiction générale et absolue faite aux résidents des EHPAD de sortir de l’établissement n’est ni nécessaire, ni adaptée, ni proportionnée à l’objectif de prévention sanitaire.
Le juge du Palais-Royal indique d’ailleurs que la décision d’autoriser les sorties appartient au seul directeur d’EHPAD, lequel doit prendre sa décision au cas par cas en fonction des critères suivants :
- taille de l’établissement,
- nature de la sortie envisagée,
- taux de vaccination des résidents et du personnel,
- proportion constaté des nouveaux variant au niveau départemental ou infradépartemental,
- nécessité, compte tenu du contexte sanitaire local, de mettre en œuvre des mesures renforcées de protection au moment du retour du résident dans l’EHPAD.
À propos de l’urgence, le juge des référés prend acte du fait que le ministre a bien saisi le HCSP d’une demande d’avis ; il estime néanmoins que cette saisine ne présage aucune modification à court terme de la recommandation contestée. De plus, il considère que l’interdiction de sortie recommandée, en vigueur depuis plusieurs mois, provoque effectivement l’altération physique et psychologique de nombreux résidents d’EHPAD, ainsi que plusieurs études ont pu l’établir. Il y a donc urgence à suspendre cette interdiction.
Par suite, les passages des trois recommandations ministérielles prescrivant l’interdiction de sortie des résidents d’EHPAD sont purement et simplement suspendus.
4. L’intérêt de l’ordonnance
Cette ordonnance présente plusieurs intérêts à la fois jurdiques et pratiques pour les professionnels.
Le premier d’entre eux, manifestement, tient à la reconnaissance, par le Conseil d’Etat, de la liberté d’aller et venir des résidents d’EHPAD comme une liberté fondamentale absolue. À cet égard, les visas de l’ordonnance sont éclairants, même s’il peut paraître surprenant de ne pas y trouver la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH) dont l’article 5, consacré au droit à la liberté et à la sûreté, protège notamment cette liberté d’aller et venir.
Le deuxième intérêt majeur de cette décision réside dans un rappel des plus importants qui concerne la responsabilité de l’organisme gestionnaire. En effet, elle affirme clairement que ce dernier est le seul responsable des mesures propres à garantir le respect des droits fondamentaux des résidents. Pour autant, il importe de préciser ici que les directeurs/trices D’EHPAD ne disposent pas nécessairement des moyens juridiques d’exercer cette responsabilité puisqu’à la différence de leurs homologues du secteur public, dans le secteur privé ils n’ont aucun pouvoir réglementaire pour aménager sinon restreindre l’exercice des droits et libertés des résidents (voir notre post du 4 février 2021 : “ESSMS privés : les directeurs/trices n’ont pas de pouvoir règlementaire”).
Le troisième intérêt manifeste de cette ordonnance porte sur la qualification juridique des recommandations et autres fiches élaborées est diffusées par le ministère de la santé depuis le début de la gestion de la crise sanitaire. En effet, le Conseil d’État considère manifestement que ces prescriptions, en dépit de leur intitulé de “recommandations”, présentent bien un caractère impératif et que, comme telles, elles sont soumises au contrôle du juge. Cette conception est loin d’être anodine car de nombreux inconvénients sinon préjudices ont été causés par les consignes de gestion de la crise émises par l’Etat, de sorte que l’analyse formulée par la présente ordonnance est de nature à légitimer l’engagement d’actions indemnitaires par des usagers d’ESSMS et leurs proches. Voici, à titre d’exemples, quelques cas dans lesquels de telles actions pourraient être envisagées :
- le « guide méthodologique de préparation à la phase épidémique de CoViD-19 » du 16 mars 2020 (point 6.7, p. 37) a explicitement prôné la pratique de l’isolement et du confinement en chambre individuelle, ce qui contrevient manifestement à la liberté fondamentale d’aller et venir protégée par divers textes internationaux et, dans la loi française, par l’article L. 311-3, 1° du Code de l’action sociale et des familles (CASF) et l’article 8 (droit à l’autonomie) de la Charte des droits et libertés de la personne accueillie annexée à l’arrêté du 8 septembre 2003 ;
- la fiche « Consignes et recommandations concernant l’appui des établissements de santé aux établissements hébergeant des personnes âgées dépendantes » du 31 mars 2020 a préconisé que les personnes âgées malades mais n’étant pas considérées comme des cas critiques ne soient pas hospitalisées mais soient traitées dans leur EHPAD sous la seule responsabilité du médecin coordonnateur. Or une telle consigne contrevient au droit fondamental à la santé, qu’il soit inclus dans le droit à la sécurité reconnu par l’article L. 311-3, 1° du CASF ou qu’il soit visé très précisément par l’article 7 de la Charte (droits à la santé, aux soins et à un suivi médical adapté) ;
- la fiche questions-réponses « Personnes en EHPAD : réponses à vos questions » du 22 mai 2020 a justifié le maintien de certaines mesures de confinement justifiées par la situation locale, alors que le déconfinement devait intervenir, portant ainsi atteinte à la même liberté fondamentale ;
- la fiche « Plan de lutte contre l’épidémie de CoViD-19 dans les établissements médico-sociaux hébergeant des personnes à risque de forme grave de CoViD-19 » du 1er octobre 2020 a incité les directeurs/trices d’ESSMS à exercer un véritable pouvoir règlementaire pouvant aller jusqu’à l’exclusion des visiteurs des résidents, alors même que ces directeurs/trices dans le secteur privé ne disposent pas juridiquement d’un tel pouvoir (voir notre post du 4 février 2021) ;
- la fiche « Consignes relatives à l’organisation des établissements pour personnes âgées pendant la période des fêtes de fin d’année » du 11 décembre 2020 a confirmé des recommandations de limitation du droit, pour les résidents, de recevoir des visites, ce qui porte atteinte au droit au maintien des relations familiales et sociales proclamé par les articles 6 et 9 de la Charte.
Nul doute que de tels contentieux en responsabilité extracontractuelle seront introduits contre les organismes gestionnaires dans les mois qui viennent, ce qui devra les conduire – par eux-mêmes ou via leur assureur – à exercer une action récursoire contre l’État.
CE, Réf., 3 mars 2021, Mme B… & autres c/ Ministère des solidarités et de la santé, n° 449759