Par un arrêt du 16 juillet 2024, la Cour administrative d’appel (CAA) de Nantes a jugé que, dès l’instant que la Commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées (CDAPH) a prescrit, au profit d’un enfant sourd, la mise en œuvre d’aides humaines appropriées, le recteur ne peut refuser l’affectation, dans l’école de référence, d’accompagnants d’élève en situation de handicap (AESH) formés à la pratique de la langue parlée complétée (LPC).
1. Les faits
Une Association de parents d’enfants déficients auditifs emploie des codeurs en langue parlée complétée (LPC) afin d’accompagner 18 enfants déficients auditifs scolarisés en milieu ordinaire. Le salaire de ces professionnels est financé par une subvention de la Région.
Il advient que la collectivité régionale ne renouvelle pas sa subvention. L’Association est alors contrainte à licencier les codeurs au mois de juin.
Immédiatement, la rectrice d’académie recrute des accompagnants d’élève en situation de handicap (AESH) et les engage dans un processus de formation au codage LPC, pour pallier l’absence des professionnels licenciés.
Dans le courant du mois de juillet, craignant le AESH considérés ne soient pas encore opérationnels, l’Association demande à la rectrice de mettre à disposition dans les écoles élémentaires, collèges et lycées où sont scolarisés les élèves en situation de handicap auditif, dès la rentrée scolaire, des codeurs LPC même s’ils ne sont pas AESH.
La rectrice s’abstient de répondre à cette sollicitation ; l’Association ne se satisfait pas de ce silence.
2. La procédure
L’Association ainsi que de nombreux parents saisissent le Tribunal administratif (TA) d’un recours pour excès de pouvoir (REP), demandant à ce :
- que la décision de refus implicite de la rectrice soit annulée ;
- qu’il soit enjoint à cette dernière, sous astreinte, de mettre en place les accompagnements attendus, conformément aux prescriptions mentionnées dans les projets personnalisés de scolarisation (PPS) ou les guides d’évaluation des besoins de compensation en matière de scolarisation (GEVA-sco) applicables à chaque enfant.
Les requérants assortissent ce recours d’un référé-suspension, afin que la décision de rejet de la rectrice soit suspendue et que cette dernière soit enjointe d’affecter des codeurs LPC non AESH dans les établissements scolaires concernés.
Le juge des référés déboute les requérants au motif d’une absence d’urgence à statuer : en effet, le Tribunal a prévu d’examiner le REP 3 semaines plus tard, le dossier étant d’ores et déjà audiencé.
Devant le juge du fond, les requérants font valoir que la décision de la rectrice a méconnu :
- les principes de l’égal accès à l’éducation, du droit à l’éducation et à l’instruction, garantis par le 13ème alinéa du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 ;
- l’article 2 du 1er Protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH) ;
- les articles L. 111-1, L. 112-1 et L. 112-3 du Code de l’éducation ;
- l’article 3 du décret n° 2006-509 du 3 mai 2006 relatif à l’éducation et au parcours scolaire des jeunes sourds (nota : texte abrogé à la date où il est invoqué) ;
- la circulaire n° 2017-011 du 3 février 2017 relative à la mise en œuvre du parcours de formation du jeune sourd ;
- le principe d’égalité, des codeurs LPC ayant été affectés dans des établissements scolaires dans une région voisine.
En défense, la rectrice soutient que l’Association n’a pas intérêt pour agir et que les moyens invoqués par les requérants sont pas fondés.
Le ministre de l’éducation nationale, auquel le Tribunal a adressé une copie de la requête, s’abstient de toute production à l’instance.
L’instruction du dossier par le Tribunal est compliquée par l’apparition d’un moyen d’ordre public susceptible d’être soulevé d’office par le juge. En effet, en septembre, la rectrice a mis en œuvre les accompagnements sollicités. Dès lors, il pourrait être considéré que le litige n’a plus d’objet. Informées, les parties adressent un mémoire à la juridiction.
Le juge du premier degré considère que :
- l’Association a intérêt à agir ;
- ni la CEDH, ni la Constitution de 1946, ni le Code de l’éducation, ni la circulaire administrative invoquée n’obligent l’État à satisfaire la demande des requérants ;
- le fait que l’État ait, dans une autre région, affecté des codeurs LPC ne porte pas atteinte au principe d’égalité.
L’Association et les parents sont donc déboutés et décident d’interjeter appel en maintenant les mêmes arguments.
En défense, la rectrice critique la recevabilité de l’appel, faisant valoir que :
- l’Association n’a pas intérêt à agir ;
- la présidente de l’association n’a pas qualité pour agir ;
- les parents n’ont pas d’intérêt à agir dans la mesure où ils ne prouvent pas la nécessité d’un accompagnement de leur enfant par un codeur LPC.
Par ailleurs, elle soutient que la demande des requérants est infondée.
3. La solution
La Cour administrative d’appel écarte les fins de non-recevoir invoquées par la rectrice, constatant que l’Association et les parents ont intérêt pour agir et que la présidente a qualité pour agir puisqu’elle a été habilitée par une délibération des instances statutaire pour ester en justice.
La CAA examine ensuite le fond du dossier en développement un raisonnement en 3 temps :
- elle considère d’abord que :
affirment le droit à l’éducation – quelles que soient les différences de situation – et l’obligation scolaire, en ce que les difficultés particulières que rencontrent les enfants en situation de handicap ne peuvent les priver de leur droit à l’éducation. Ainsi appartient-il à l’Etat, responsable du service public de l’éducation ainsi que des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESSMS), de mettre en œuvre les moyens nécessaires pour que le droit à l’éducation et l’obligation scolaire des enfants et adolescents en situation de handicap aient un caractère effectif ;
- elle prend ensuite en considération les articles :
pour relever que rien n’interdit à l’Etat de faire appel à des AESH compétents en codage LPC pour accompagner des enfants déficients auditifs et rendre effectivement possible leur scolarisation en milieu ordinaire ;
- elle examine enfin le point 3.1 de la circulaire du 3 février 2017 qui affirme que, quel que soit le mode de communication choisi :
- la scolarisation d’un élève sourd peut être assurée dans son établissement scolaire de référence, avec ou sans accompagnement spécifique ;
- des aménagements et compensations peuvent être mis en oeuvre si les besoins de l’élève l’exigent, en fonction de ce que prévoit le projet personnalisé de scolarisation (PPS) mais avec une limite : l’AESH ne peut assurer ni de l’interprétariat, ni de l’enseignement, ni du codage LPC ;
pour préciser que la circulaire n’interdit pas à un AESH d’exercer la fonction de codeur à laquelle il a pu être préalablement formé, dès lors qu’il est dédié à cette seule fonction.
Ceci étant, la juridiction d’appel examine les faits :
- en juillet, le rectorat a recruté 7 AESH ;
- en août, les intéressés ont débuté leur formation à la LPC ;
- en septembre, il n’était pas encore assez compétents en LPC ;
pour en déduire que l’absence de caractère opérationnel des AESH à la rentrée doit être traitée, par analogie, comme si rectrice avait refusé de faire le nécessaire. Dès lors, l’Etat doit être regardé comme ayant violé le droit à l’éducation et l’obligation scolaire des élèves déficients auditifs concernés, ce qui justifie que le refus implicite de la rectrice soit annulée.
Enfin, la CAA juge que, compte tenu du motif qui fonde l’annulation de la décision rectorale et sauf à ce que des circonstances nouvelles ne viennent modifier la situation, le prononcé d’une injonction se justifie mais mais sans astreinte.
C’est pourquoi le juge d’appel annule le jugement de première instance ainsi que la décision de la rectrice et enjoint cette dernière à déployer, dans les établissements scolaires concernés, les AESH formés en LPC.
4. L’intérêt de l’arrêt
D’un point de vue général, cet arrêt présente un intérêt dans la mesure où il reprend une analyse juridique – devenue classique – sur le droit à l’éducation et l’obligation scolaire des enfants et adolescents en situation de handicap.
Ceci étant, son importance pratique réside dans le fait que la circulaire de l’EN en cause – dont, vu l’argumentation de la Cour sur les droits des élèves handicapés, la légalité paraît douteuse – ne saurait empêcher les jeunes sourds de bénéficier de l’accompagnement d’un AESH formé en LPC. Cette solution paraît particulièrement bienvenue : l’intervention de ce type d’accompagnant a nécessairement pour vocation de compenser le désavantage subi par les élèves du fait de leur surdité et si cette compensation requiert la pratique de la LPC, alors il importe d’y recourir. Ce point de vue se justifie :
- techniquement, par simple référence à la théorie du handicap de Wood. La compensation que constitue l’usage de la LPC intervient alors au stade de l’incapacité résultant de la déficience ;
- juridiquement, par l’application littérale du droit à compensation institué en 2005 par l’article L. 114-1-1 du CASF.
Enfin, l’intérêt de cette arrêt se situe dans la prise en compte, par le juge, des résultats de l’évaluation des besoins de l’élève à l’aide du GEVA-sco et du contenu du PPS. On voit bien, compte tenu des insuffisances structurelles de l’EN – notamment en termes de moyens – qu’il est impératif que la définition des besoins incombe à un organisme indépendant de l’institution scolaire. Or, il est patent que les pôles d’appui à la scolarité (PAS) actuellement promus ne donnent pas les garanties normalement attendues en matière d’absence de conflit d’intérêts, indépendamment même du fait qu’ils n’ont encore aucune existence juridique. A preuve de cela, il suffit de se reporter au cahier des charges préfigurateur des pôles d’appui à la scolarité paru au BOEN n° 27 du 4 juillet 2024 : en page 2, il est indiqué que le coordinateur du PAS organise, sous l’autorité du directeur académique des services de l’EN (DASEN) les interventions des enseignants mais aussi des AESH. Autrement dit, la réponse aux besoins sera déterminée, non dans l’intérêt des élèves, mais en fonction des moyens notoirement insuffisants de l’institution scolaire. On mesure bien l’impact délétère d’une telle situation, laquelle aggraverait encore la situation au regard de certains abus déjà constatés. Des directeurs de Maison départementales des personnes handicapées (MDPH) subissent le chantage de certains DASEN : le retrait du personnel EN des effectifs de la maison départementale si la CDAPH définit des compensations excédant les ressources académiques disponibles. Ce chantage, néanmoins, ne devrait pas être considéré comme une fatalité puisque les MDPH, groupements d’intérêt publics (GIP) dotés de la personnalité morale, peuvent engager la responsabilité de tout membre du groupement qui n’honorerait pas les engagements RH qu’il avait pris dans la convention constitutive dudit groupement (CAA Nancy, 4ème Ch., 9 janvier 2012, CPAM des Ardennes, n° 11NC00350, RGDM n° 43, juin 2012, p. 523, obs. Poinsot ; CAA Douai, 24 août 2012, Ministre des solidarités et de la cohésion sociale, n° 12DA00382, RGDM n° 44, septembre 2012, p. 353, obs. Poinsot).